Si on analyse de près la problématique « est-il possible ou non de quitter la sécurité sociale française » (hors cas spéciaux, frontaliers etc …), on constate que les défenseurs de cette thèse ont effectivement une multitude d’arguments juridiques.
J’ai éprouvé le besoin de me placer donc sous l’angle strictement juridique et d’effectuer une synthèse de ces arguments, tout en essayant de les rendre compréhensible au commun des mortels, ce qui n’est pas toujours évident… !
1. Contexte :
Tout commence donc avec la mise en place de la communauté européenne. Dans cette mise en place, l’objectif est d’harmoniser et de rendre compatible un certain nombre de biens et de services afin qu’ils puissent être commercialisés sans entraves à travers les pays membres de l’Union Européenne.
L’organe dirigeant de la communauté européenne, la Commission Européenne, va donc émettre au fil des années un certain nombre de Directives qui posent les principes de cette libre concurrence.
Au lieu de définir directement la situation finale à atteindre et se heurter à des problématiques de mise en place trop complexes, ces Directives vont tout d’abord définir un cadre général qui laisse une bonne part aux états membres et qui admet un certain nombre d’exceptions.
Mais au fur et à mesure, ces Directives vont peu à peu abandonner les particularismes et les solutions locales pour favoriser l’harmonisation des règlements et assurer une égalité de traitement.
C’est pourquoi il est très important d’analyser l’historique de ces directives et la progression de cette convergence afin de bien connaître la situation actuelle.
Concernant notre sujet, les trois directives concernées sont les 73/239 CEE du 24 juillet 1973, 88/357 CEE du 22 juin 1988 et 92/49 CEE du 18 juin 1992, appelées respectivement première, deuxième et troisième directives assurance « non-vie », plus une directive récente, la 883/2004 CEE mais qui concerne peu notre sujet (gère les droits des usagers dans l’espace Européen).
S’ajoute à cela deux facteurs importants :
- la date d’entrée en vigueur d’une directive, souvent associée à un règlement d’application, qui peut intervenir plusieurs années après
- la « transposition », effective ou pas, de ces directives dans la droit national d’un pays membre. Ce qui signifie qu’un pays membre dispose d’un délai pour appliquer une directive et que la Communauté Européenne peut ensuite astreindre un pays à le faire s’il tarde à transposer.
C’est la Cour de Justice de la Communauté Européenne (CJCE) qui est chargée de la mise en application de ces directives. Elle constitue la plus haute instance du droit européen et aucun pays membre ne peut échapper à ses jugements, sauf à quitter l’Union Européenne. En dernier recours si un pays ne se plie pas à ses jugements, elle peut astreindre un pays au paiement d’amende quotidienne jusqu’à la mise en conformité de sa législation.
Par ailleurs, ayant à statuer sur de très nombreuses affaires, la CJCE utilise le système de la jurisprudence, c’est-à-dire que toute affaire présentant des similitudes avec une autre affaire jugée précédemment peut recevoir un traitement court et simplifié au Tribunal de première instance par exemple.
L’examen des jurisprudences permet donc d’anticiper largement sur les décisions possibles de la CJCE devant un cas précis.
2. Directives CE
Dans la situation qui nous intéresse : « est-il possible ou non de quitter la sécurité sociale française » que l’on peut traduire par « la sécurité sociale française est-elle un monopole d’état » (dans les textes, on parle plutôt de « position dominante attribuée par l’Etat »), il n’existe aucun texte ni aucune jurisprudence qui affirme strictement cela.
Cependant on trouve les éléments suivants :
Dans la directive N°73/239 CEE, la plus ancienne directive dont de nombreux articles ont été annulés ou modifiés par les directives suivantes, dont le but est de « définir l’accès à l’activité de l’assurance directe autre que sur la vie » :
« Considérant que, pour faciliter l’accès a ces activités d’assurances et leur exercice, il importe d’éliminer certaines divergences existant entre les législations nationales en matière de contrôle ;… »
On trouve un article très important qui sera repris et utilisé par la suite :
« Article 2 : « La présente directive ne concerne pas :…
D) Les assurances comprises dans un régime légal de sécurité sociale
Par ailleurs, on vérifie que l’on est bien dans le sujet puisque en annexe existe une « Classification des risques par branches :
1. Accidents …
2. Maladie …»
Dans cette directive, l’article 2 est un peu la porte de sortie. Selon l’interprétation donnée au terme de « régime légal » on saura alors quelles règles s’appliquent ou non à la sécurité sociale française.
Dans la directive N° 88/357 CEE, on introduit la notion de concurrence et pas seulement de fonctionnement harmonieux puisque « …il convient de faciliter aux entreprises d’assurance ayant leur siège social dans la Communauté la prestation de services dans les Etats membres et, par là, de permettre aux preneurs d’assurance de faire appel non seulement à des assureurs établis dans leur pays mais également à des assureurs ayant leur siège social dans la Communauté et établis dans d’autres Etats membres ».
La notion d’entreprise est importante ici, on le verra par la suite.
Est précisé ensuite « …considérant qu’il convient d’inclure dans le champ d’application de la présente directive les assurances obligatoires …». Ce point est important pour bien comprendre que le caractère obligatoire ou non ne change rien à l’affaire (telle une assurance voiture).
Cette Directive traite en fait principalement des modalités d’agrément d’une entreprise d’assurance dans un pays membre et de la reconnaissance de cet agrément dans un autre pays membre.
Dans la directive N°92/49 CEE, on va maintenant beaucoup plus loin dans le domaine de la libre concurrence puisque « …il est nécessaire de supprimer tout monopole dont jouissent certains organismes dans certains Etats membres pour la couverture de certains risques ».
Elle reprend l’article 2 de la 73/239 CEE car « la présente directive ne s’applique ni aux assurances et opérations ni aux entreprises et institutions auxquelles la directive 73/239 ne s’applique pas.. ».
Elle fixe ensuite de nombreux points techniques quant à la solidité financière des entreprises proposant ce type de services et introduit une notion intéressante : l’idée que certains Etats reconnaissant la liberté d’assurance volontaire et privée, il est légitime que ceux-ci définissent des contraintes telles qu’absence de sélection à l’adhésion, absence de différence de primes (entre hommes et femmes par exemple, voire entre classes d’âge), couverture à vie, prime maximale et système de compensation des pertes …
3. Jurisprudences CJCE
Comme on peut donc le constater à travers ces directives, savoir si la concurrence est possible en matière d’assurance maladie revient à déterminer si l’organisme français d’assurance maladie est une « entreprise » et si elle propose un « régime légal ».
L’examen des jurisprudences depuis 1992 corrobore ce fait. Comme nous allons le voir, la Cour s’est toujours retranchée derrière ces définitions pour casser ou valider un monopole :
Tout d’abord l’affaire « Poucet et Pistre » (C-159/91) datant de 1993.
Dans cette affaire qui oppose Mrs Poucet et Pistre à la Camulrac et Cancava qui gèrent respectivement l’assurance maladie régionale et la caisse de retraite des artisans, le tribunal des affaires sociales de l’Hérault consulte la CJCE pour obtenir une décision « préjudicielle » quant à « …pouvoir s'adresser librement à toute compagnie d'assurance privée, établie sur le territoire de la Communauté ».
On est donc en plein dans le sujet et certains voudraient écarter ce jugement (défavorable en l’occurrence) d’un revers de main au prétexte qu’il date de 1993 et que la Directive 92/49 CEE n’est rentrée en application que postérieurement à ce jugement.
Pour ma part, je considère que la Directive 92/49 CEE n’apporte pas de modification essentielle quant au champ d’application ni aux principes mis en avant antérieurement, d’autant plus que cet arrêt est référencé en jurisprudence dans de nombreux jugements ultérieurs, y compris des affaires datant de 2004.
Mais ce qui nous intéresse dans cette affaire par-delà même que le jugement soit favorable ou défavorable, c’est surtout les critères retenus par la Cour pour juger de la notion d’entreprise et de régime légal.
Elle avance que ces régimes « poursuivent un objectif social et obéissent au principe de la solidarité » car :
- visent à assurer des personnes indépendamment de leurs conditions de ressources et de leur état de santé lors de l’affiliation
- la solidarité se concrétise par le fait que le régime [maladie] est financé par des cotisations proportionnelles aux revenus d’activité alors que les prestations sont identiques pour tous
- cette solidarité implique une redistribution entre les plus nantis et ceux qui seraient privés de la couverture sociale nécessaire
- la solidarité [vieillesse] s’exprime par la circonstance que ce sont les travailleurs en activité qui permettent de financer les pensions des travailleurs retraités
- solidarité enfin entre régime excédentaire et régimes déficitaires
« L’affiliation obligatoire et cette solidarité étant rendue indispensables pour l’équilibre financier desdits régimes. »
Ces arguments sont mis en avant pour décider que ces organismes remplissent une fonction exclusivement sociale, dépourvue de tout but lucratif et ne sont donc pas des entreprises, donc non soumis aux règles de la concurrence.
Mais ce n’est pas une raison pour s’en arrêter là (comme peuvent le faire certains organismes comme la CNAM).
Car enfin, que la sécurité sociale soit une « entreprise » à « but lucratif », personne n’ose le soutenir ! En revanche, qu’elle constitue un « régime légal », c’est plus délicat. Et il n’en reste pas moins que la législation et la jurisprudence ont évolué depuis, reste à savoir dans quelle direction.
Dans l’affaire « Garcia » (C-238/94) datant de 1996 :
La question suivante est posée : "Les dispositions de l’article 2, paragraphe 2, de la directive des Communautés européennes du 18 juin 1992 concernent-t-elles ou non, en partie ou en totalité, la matière proprement dite faisant l’objet de l’application du régime légal de sécurité sociale existant en France?"
Et reçoit la réponse suivante : « L’article 2, paragraphe 2, de la directive 92/49/CEE… doit être interprété en ce sens que des régimes de sécurité sociale, tels que ceux en cause dans les affaires au principal, sont exclus du champ d’application de la directive 92/49. » donc non soumis à concurrence.
L’objection concernant cette affaire est que la Cour n'a pas eu à se prononcer sur le terme "légal" du régime en cause, puisque la définition des régimes légaux ou professionnels n'est intervenue qu'en 1998 avec la directive 96/97 et l’affaire « Podesta » qui a suivi.
Dans l’affaire « Podesta » (C-50/99) datant de 2000, on trouve une définition de la notion de régime professionnel vs régime légal avec : "Il résulte de cette définition [directive 96/97, applicable en 1998 et modifiant la directive 86/378] que des régimes de retraite qui ne sont pas limités à une seule entreprise mais qui couvrent un groupement d'entreprises, toute branche économique ou d'un secteur professionnel ou interprofessionnel n'en constituent pas moins des régimes professionnels. Il résulte également de la définition précitée que le caractère obligatoire de l'affiliation à ces régimes ne les transforme pas en régimes légaux" .
De même, la directive en question précise que les régimes professionnels délivrent : "des prestations destinées à compléter les prestations des régimes légaux de sécurité sociale ou à s'y substituer, que l'affiliation à ces régimes soit obligatoire ou facultative".
Et même concernant l’exclusion du régime légal, démonstration est faite dans l’affaire « Royaume de Belgique » (C-206/98) datant de 2000 que même un tel régime peut être soumis à concurrence « la directive 92/49 … est applicable aux assurances comprises dans un régime légal de sécurité sociale pratiquées par des entreprises d'assurances à leurs propres risques. »
Cependant, il faut reconnaître qu’on se situe ici dans le cas particulier des assurances accidents du travail qui fait l’objet d’un alinéa dédié dans la directive 92/49 auquel ce jugement fait référence. Reste que cet alinéa ne dit rien de bien décisif …
Dans l’affaire « Cisal di Battistello » (C-218/00) datant de 2002, la cours insiste sur le fait que « [l’organisme d’assurance] …verse des prestations suivant un principe d'automaticité partielle qui assure la couverture du travailleur salarié, même en cas de défaut de paiement des primes par l'employeur » et se fonde sur cette constatation pour maintenir le monopole de l’assurance sur les accidents du travail de l’ « INAIL ».
Enfin et pour être complet sur les jurisprudences, il faut revenir sur l’arrêt Garcia qui mentionne : "…dans les États membres subsistent deux régimes d'assurance maladie, l'un, privé, auquel les derniers considérants se réfèrent, l'autre ayant la nature d'un régime de sécurité sociale, exclu du champ d'application de la directive."
On reconnaît donc officiellement l'existence de 2 systèmes, offrant les mêmes services aux mêmes clients, mais dont l'existence (légalisée) de l'un est rendue impossible par le caractère obligatoire de l'autre. Il est étonnant de constater que la CJCE se situe dans la perspective de l’offre et choisit d’ignorer la demande !
A la lecture de l’ensemble de ces documents, on est en mesure de résumer la position globale de la communauté Européenne en matière de libre concurrence dans le domaine de l’assurance maladie : la notion de « régime légal » a été volontairement utilisée pour assouplir le champ d’application et laisser les Etats membres s’adapter progressivement.
Néanmoins, si l’on s’en réfère à l’ensemble des jurisprudences, le cercle des régimes légaux se referme lentement autour de la définition suivante :
1. objectif social ;
2. principe de solidarité
3. destiné à l’ensemble de la population ou des travailleurs
4. décorrélation totale entre primes et prestations
5. géré directement par l’Etat membre
En France, seuls la CMU, l’AME et la FSV sont dans ce cas !
Démonstration :
1 : les étudiants, non salariés, doivent payer la sécurité sociale pour en bénéficier. Idem pour les chômeurs de longue durée, les rentiers ou les personnes n’ayant jamais travaillé et non couvertes par un tiers
2 : la solidarité est limitée à des catégories professionnelles puisque les caisses sont secteurisées
3 : Idem point 1
4 : La couverture s’arrête dès que les primes ne sont plus réglées (cas de faillite) pour de nombreux régimes
5 : Les organismes français, y compris l’URSSAF sont des organismes de droit privés
21.12.04
Peut-on quitter la Sécu ?
Avant qu'elle ne disparaisse dans les profondeurs du web, je copie ici l'analyse de Tioman (un indépendant qui a quitté la Sécu il y a quelque temps), trouvée sur le forum de Conscience politique. Merci à lui pour cet intéressant texte !
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1 commentaire:
Chère Laure.
Ce texte de Tioman est effectivement excellent et j'apprécie beaucoup sa déduction selon laquelle "le cercle des régimes légaux se referme lentement autour de la définition suivante :
1. objectif social ;
2. principe de solidarité
3. destiné à l’ensemble de la population ou des travailleurs
4. décorrélation totale entre primes et prestations
5. géré directement par l’Etat membre
En France, seuls la CMU, l’AME et la FSV sont dans ce cas !"
La schématisation a la vertu de la clarté, celle de poser les problèmes et de permettre d'avancer. Bravo.
Mais je suis réservé sur la "démonstration" donné et j'aimerai que les juristes s'y attachent :
1 : objectif social ? Qu'est-ce à dire ? Il est à définir.
"les étudiants, non salariés, doivent payer la sécurité sociale pour en bénéficier" Certes, mais il existe des régimes étudiants dits de SS maladie.
"Idem pour les chômeurs de longue durée, les rentiers ou les personnes n’ayant jamais travaillé et non couvertes par un tiers". Certes, et, dans la décennie 1970, l'organisation de la SS a mis sur pied ce qu'elle dénomme une "assurance personnelle".
2 : principe de solidarité obligatoire : "la solidarité est limitée à des catégories professionnelles puisque les caisses sont secteurisées". Certes, mais la solidarité obligatoire est à mettre en regard du "principe de la mutualité libre" sur quoi est fondée l'assurance maladie libre. Rien ne justifie de préférer la solidarité obligatoire à la mutualité libre !
3 : "Idem point 1" : en fait ce qui est en "1" devrait être mis ici. Et il faudrait distinguer ce qu'on entend par la notion non définie "objectif social" et ce qu'on entend par les personnes concernées
4 : "La couverture s’arrête dès que les primes ne sont plus réglées (cas de faillite) pour de nombreux régimes". Ce point est trés important, jamais évoqué dans les discours officiels et souvent méconnu par les "assurés sociaux".
D'une façon générale, l'assurance et la SS ont pour principe que la prime ou cotisation ouvre le "droit à couverture ou garantie".
Grande différence entre les deux : en SS maladie, vous avez l'obligation de la couverture pour une courte période - application du principe que la SS fait abstraction de la durée, elle vous oblige à être ultra myope et à verser des cotisations périodiques liées à la périodicité du revenu qui lui sert d'assiette -; en assurance, vous avez la possibilité de vous couvrir pour une durée que vous choisissez et dont vous convenez avec l'assureur : pour une durée de couverture supérieure à l'année, la prime que vous versez est qualifiée soit de "prime unique", soit de "prime d'abonnement".
5 : "Les organismes français, y compris l’URSSAF sont des organismes de droit privé" : non, petite erreur : les organismes de l'organisation de la SS obligatoire ne sont pas tous des organismes de droit privé, à ce titre, l'organisation est un capharnaüm juridique.
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